Un an déjà que je soigne Mr Asticot.
Il y a des hauts et des bas mais dans l’ensemble je suis
immergée dans la misère sociale mais aussi la détresse morale que vit cet homme
quotidiennement.
Le temps passe et sa santé se détériore chaque jour un
peu plus.
Insuffisant cardiaque il ne sort quasiment plus de chez
lui, l’effort physique pour monter les trois étages est devenu trop rude.
Cet homme est en train de mourir.
Seul.
La journée s’annonce difficile pour moi, j’ai accompagné une
de mes patientes une partie de la nuit, elle
est décédée ce matin.
Nous nous adorions.
Vraiment.
Elle avait quarante ans, deux jeunes enfants, une femme brillante qui menait
sa vie de working girl avec brio, elle remplissait son rôle de mère avec talent,
elle était une femme attachante, drôle, intelligente, intransigeante, colérique,
capricieuse, juste, aimante, elle était un peu chacun de nous.
Je suis restée près d’elle et de sa famille 4 mois, 16
semaines sans repos (les joies du libéral quand on n’a plus de remplaçante), le
jour et la nuit, parfois jusqu’à 3 heures par jour.
Nous avons tout vécu ensemble :*
la joie,
l’espoir,
les faux espoirs,
la désillusion,
les larmes,
L’annonce de la gravité du diagnostic,
la chute des cheveux,
le choix de la perruque,
la promesse de continuer d’être ce que je suis quoiqu’il
arrive,
la promesse demandée à ses proches de continuer leur vie,
quoiqu’il arrive,
la perte de poids de 35 kg,
la déchéance,
la dernière fête, un samedi après-midi, avec les amies qu’elle
n’a pas vu depuis longtemps,
les retrouvailles ultimes avec un père perdu de vue
depuis 12 ans,
ses remords,
ceux des siens
ses regrets,
ceux des siens,
le choix du cimetière avec son mari,
le désespoir de l’époux,
le désespoir des enfants,
le désespoir des grands parents qui ne croient à ce qui
est en train de se jouer car « ils sont trop vieux » pour épauler
leur fils et leurs petits-enfants,
le désespoir d’un père qui a perdu trop de temps,
les supplications pour ne pas « finir » à l’hôpital,
les derniers souffles,
les cris,
les larmes,
le silence.
Puis l’absence.
Elle est morte ce matin, je viens de perdre quelqu’un que
j’aimais profondément, nous étions si proches, sur tous les plans...
Je ne peux plus rien pour elle, aussi injuste que cela
puisse sembler.
Pourtant, je connaissais l’issue mais comment aurais-je
pu imaginer que le temps passe si vite….
Il pleut, le ciel est gris et triste.
Je parle souvent du temps qui agit sur ma façon d’appréhender
le soin, ma résistance pour faire face aux difficultés et il influe réellement sur l’état du patient.
Bref, une sale journée.
J’essuie mes larmes entre chaque visite, et j’essaye de ne rien laisser paraître de mon
émotion au fil de la journée.
Et puis arrive le tour de Mr Asticot.
Il a passé une nuit difficile, il me dit qu’il n’en peut
plus, il a des idées noires qu’il n’arrive même plus à garder pour lui.
Il pleure pendant toute la durée du soin.
Je ne romps pas le silence, j’ai besoin de réfléchir.
Ça ne peut plus durer, je le rassure et je lui dis de
tenir le coup encore quelques jours, je lui demande de me faire confiance, il
accepte.
Je rentre au cabinet et je décide d’appeler le maire.
Il n’est pas disponible donc je demande à sa secrétaire
de lui laisser un message dans lequel je lui explique qu’un homme va mourir
dans les jours qui viennent dans sa commune, malgré les nombreux appels et
courriers effectués et envoyés aux services sociaux au cours de ces derniers mois,
je lui précise que ça va certainement faire très mauvais genre en
terme de crédibilité électorale.
Je demande également à la jeune femme de lui indiquer qu’il
serait préférable qu’il me rappelle avant que Le Parisien le fasse car je leur
ai envoyé un petit topo de la situation et c’est le genre de faits divers dont
ce journal est friand.
Je contacte ensuite les services d’hygiène et je répète
le même scénario, mais là, j’arrive à parler à un responsable qui m’assure « qu’il
diligente une visite de contrôle » au plus vite.
Je lui précise qu’il faut que ce soit plus rapide « qu’au
plus vite » car je compte appeler les pompiers juste après avoir raccroché,
et qu’ils seront ravis de constater les conditions de sécurité dont bénéficie l’appartement
de Mr Asticot.
Electricité sommaire, Bouteille de gaz posée sur des cageots,
pas d’ouvrants sur l’extérieur, canalisations défectueuses, sanitaires hors
services ….là encore je précise qu’un incendie en plein centre-ville
serait à mon avis du plus mauvais effet à l’approche des élections….
Je tiens parole et j’appelle les pompiers.
Je raccroche et je téléphone au commissariat.
Toutes mes communications sont suivies d’envoi d’un mail
et d’un fax dans lequel je résume la situation, je déclare avoir informé les
autorités compétentes et je dégage ma responsabilité de tout évènement
dramatique qui pourrait découler de cette situation.
Vers 16h30, mon téléphone sonne et les services d’hygiène
m’indiquent qu’ils effectueront une visite le lendemain matin.
Les pompiers se sont déplacés et ont constaté l’insalubrité
du logement, Mr Asticot n’a pas voulu les suivre, il ne veut plus être déplacé
sans cesse pour revenir finalement dans « son
nid à rats ».
Vers 18h00, je reçois un appel du maire qui après
quelques minutes de conversation m’assure que tout va être organisé pour
reloger en urgence Mr Asticot.
Trois jours ont passés.
La DDASS et les services d’hygiène se sont rendus chez lui,
un arrêté d’insalubrité a été rendu.
Décembre 2013
Mr Asticot vit dans un foyer pour personnes âgées et dort
toutes les nuits dans un lit sec et propre.
Ses problèmes de santé se sont stabilisés et ses plaies
sont guéries.
Sa chambre est modeste mais il bénéficie de tout le
confort nécessaire.
Je lui rends visite de temps en temps.
Il a passé le réveillon de Noël avec ses enfants et ses petits-enfants,
quinze ans que cela ne lui était pas arrivé.
Il est heureux et apaisé.
Janvier 2014
Mr Asticot est mort ce matin.
Dignement.
Son ancien propriétaire court toujours.